Huit mois jour pour jour après mon départ de Quito, j'accoste en Terre de Feu, surnommée ainsi par les navigateurs au 16ème siècle qui observaient de fréquents panaches de fumée à l'approche des côtes.
Après une nuit passée juste à côté de l'embarcadère, je prends la route pour mes derniers jours de voyage. Je suis désormais à moins de 450 kilomètres d’Ushuaïa, que je devrais atteindre dans quatre jours. Mais cela ne signifie pas pour autant que cela va être facile, notamment jusqu'à la frontière argentine où la route est une piste défoncée.
L'île de la Terre de Feu est en effet partagée en deux moitiés égales entre le Chili, qui occupe la moitié ouest – et l'Argentine, qui occupe la partie est. Si la partie argentine compte près de 200.000 habitants, principalement répartis entre les deux villes de Rio Grande et Ushuaïa, la partie chilienne, en revanche, est quasiment déserte. La route étant donc empruntée en grande majorité par des argentins et les relations binationales étant mauvaises, le Chili n'effectue aucun travaux d'entretien sur cette piste.
Après seulement trois kilomètres en Terre de Feu, je crève. Une crevaison due à l'extrême usure de mon pneu, qui n'a pourtant pas beaucoup de kilomètres puisque je l'ai acheté à El Chalten. Malheureusement, je ne dispose que d'un vieux pneu de rechange, toutefois moins usé. Je monte celui-ci en espérant qu'il tiendra au moins jusqu'à Rio Grande.
Je découvre un paysage de pampa désertique qui commence à me lasser. Hormis quelques estancias, le côté chilien de l'île n'est presque exclusivement habitée que par les employés de la compagnie nationale de pétrole. Les sous-sols de la Terre de Feu regorgent en effet de pétrole et de gaz.
Je suis désormais presser d'en finir car la pampa est usante mentalement. L'état de la route n'arrange rien. Le
ripio est tellement mauvais que malgré un vent favorable, je n'arrive pas à dépasser les 10 km/h. Surtout,
¡Caramba! couine et craque en permanence. J'ai l'impression qu'à tout moment, il va se disloquer, telle la 2CV de Bourvil dans le Corniaud !
C'est donc avec soulagement que j'atteins la frontière chilienne. Il me reste cependant encore 10 kilomètres de piste jusqu'à la frontière argentine. Je suis tellement pressé d'en finir avec le ripio que je m'emballe alors que la piste est plus mauvaise que jamais. Résultat, à cinq kilomètres seulement de l'asphalte, je casse une vis de mon porte-bagages. Je la change et repars mais je casse de nouveau deux kilomètres plus loin. Le problème, c'est que cette fois je n'ai plus de pièce de rechange ! Je bricole quelque chose et avance désormais à vitesse extrêmement réduite.
En milieu d'après-midi, la délivrance enfin ! Je quitte définitivement le ripio ! Il me reste désormais moins de trois cents kilomètres de route totalement asphaltée. Profitant d'un vent favorable, j'arrive à atteindre Rio Grande – plus grande ville de la Terre de Feu - en début de soirée avec soulagement. Je peux trouver des pièces de rechange pour mon porte-bagages et un pneu neuf.
Tendu jusqu'à présent par tous mes problèmes mécaniques à répétition, je peux enfin pleinement profiter de mes deux derniers jours. Je sais désormais que je vais pouvoir tenir la promesse faite à ¡Caramba! qu'il (elle?!) verrai Ushuaïa !
Si la ville de Rio Grande ne présente aucun charme, les paysages côté argentin sont en revanche plus beaux et plus variés que côté chilien. Alors que je roule depuis quelques kilomètres, je réalise que l'Océan que je suis en train de longer n'est pas le Pacifique mais bien l'Atlantique.
Après une belle et facile journée, j'arrive àTolhuin, situé exactement à mi-chemin entre Rio Grande et Ushuaïa. Ce petit village touristique situé au bord du lac Escondido est LA pause obligatoire pour tous les cyclotouristes afin de rendre visite à une personne extraordinaire : Emilio. Passionné de voyage et de vélo, Emilio héberge en effet tous les cyclistes de passage.
Cerise sur le gâteau, en plus d'un accueil chaleureux, d'un lit et d'une douche chaude, Emilio nous nourrit à volonté. Emilio est en effet propriétaire d'une immense boulangerie-patisserie et nous offre absolument tout ce que nous voulons manger ! Autant dire que la boulangerie de Tolhuin – mondialement connue dans l'univers du cyclotourisme - est l'endroit idéal pour passer ma dernière nuit de voyage.
Le matin, ça n'est pas sans une certaine émotion que je me mets en route – sous une pluie fine - pour mon dernier jour de voyage. Heureusement, très vite le soleil se lève et je peux profiter d'un superbe paysage. Car au fur-et-à-mesure que je m'approche d'Ushuaïa, la pampa s'efface et laisse place à la Cordillère des Andes. Ushuaïa ne se laisse ainsi pas facilement conquérir puisque deux cols - l'un de dix kilomètres, l'autre cinq – sont au programme des cinquante derniers kilomètres.
Mais je « croque » ces cols presque sans efforts, porté par l'excitation d'arriver au bout de mes huit mois de voyage et par un panorama somptueux. Je retrouve notamment avec plaisir la couleur de l'automne. Ici l'été est déjà terminé et le terrible hiver de Terre de Feu ne va pas tarder à s'installer pour huit mois de pluie et de froid intense.
J'entame ma dernière descente dans un état d'euphorie, puis dans un virage, j'aperçois enfin le Canal de Beagle et la ville d'Ushuaia.
Je suis arrivé au bout de la route, au bout du monde... Le fameux Cap Horn est à moins de cinquante miles d'ici et au-delà, il n'y a plus rien, rien que les glaces du sixième continent...